Valeur biologique et écologique
Les tourbières constituent des écosystèmes uniques. Les facteurs écologiques souvent très marqués (forte humidité permanente, températures souvent basses, acidité et pauvreté des eaux parfois extrêmes...) font des tourbières des milieux contraignants qui abritent des biocénoses spécialisées, uniques, que l’on ne rencontre dans nul autre écosystème. Beaucoup des espèces vivant en tourbières, animales ou végétales, sont aujourd’hui très rares et/ou menacées à l’échelle de la France ou de l’Europe ; certaines sont endémiques. Les tourbières sont ainsi de véritables conservatoires biologiques.
Selon Julve (1996), si l’on considère la flore vasculaire française, environ 6 % des espèces sont inféodées plus ou moins strictement aux tourbières. Dans la liste rouge nationale des espèces végétales menacées, 27 espèces (soit 6 %) sont caractéristiques de ces milieux. Parmi les espèces végétales protégées en France, 39 (soit 9 %) sont typiques des tourbières. La plupart des habitats de tourbières sont considérés comme prioritaires au titre de la directive "Habitats" et 16% des classes phytosociologiques de plantes vasculaires recensées en France concernent les milieux tourbeux. Ces chiffres sont à comparer à la superficie relativement faible qu’occupent les tourbières en France - à peine 0,1 % du territoire - ce qui montre la grande valeur patrimoniale de ces milieux.
De même, de nombreuses espèces animales dépendent étroitement des tourbières, certaines leur étant strictement inféodées (espèces tyrphobiontes).
Une multitude d’invertébrés, notamment, dont certains sont aujourd’hui en voie d’extinction en France, ne vivent qu’en milieux tourbeux : plusieurs espèces de papillons, comme le nacré de la canneberge, le solitaire, le cuivré de la bistorte ou le fadet des tourbières ; de nombreuses libellules, comme l’agrion hasté ou l’agrion à lunettes, plusieurs leucorrhines, le sympétrum noir, la cordulie arctique, l’aeschne azurée ou l’aeschne des joncs... Ces milieux sont également le refuge de nombreux vertébrés. Les tourbières constituent des biotopes indispensables à la reproduction de certains batraciens, de plusieurs espèces d’oiseaux comme les busards, le courlis cendré ou le grand tétras mais aussi de certains mammifères comme la loutre ou le vison d’Europe. Elles jouent également un rôle important dans la migration des oiseaux en constituant des zones de passage ou d’hivernage privilégiées.
Si les tourbières de France ont une position quelque peu marginale par rapport à l’aire de distribution optimale de ces écosystèmes, leur diversité, en revanche, est exceptionnelle grâce à la situation biogéographique privilégiée de notre pays, où convergent des influences climatiques atlantiques, continentales, méditerranéennes et même boréales. Selon l’importance relative de ces diverses influences, se développent des cortèges de plantes et d’animaux caractéristiques. Certaines espèces sont ainsi de véritables témoins du passé : largement distribuées sur notre territoire à l’époque glaciaire, ces espèces ont progressivement régressé à mesure des changements climatiques. Mais elles ont trouvé dans les tourbières, notamment en altitude, des zones de refuge dont les conditions micro-climatiques sont restées presque inchangées depuis des milliers d’années. Il s’agit de véritables reliques post-glaciaires à affinité boréo-arctique qui ne se cantonnent, sous nos latitudes, qu’aux milieux tourbeux d’altitude, notamment dans le Jura, les Alpes et le Massif Central. Ainsi y trouve-t-on des espèces au nom évocateur de contrées lointaines comme la ligulaire de Sibérie, le jonc arctique ou le saule des Lapons...
Illustration « ligulaire »
Valeur scientifique, archéologique et ethnologique
Les tourbières sont des écosystèmes originaux dont l’étude est absolument passionnante. Elles possèdent un fonctionnement que l’on ne rencontre dans aucun autre écosystème, tant du point de vue de leur hydrologie que de la genèse de leur sol, induisant une organisation et un fonctionnement très particuliers des communautés vivantes. Ce sont de vrais laboratoires vivants, propices à de nombreuses études et recherches. Par exemple, les conditions écologiques souvent très contraignantes qui y règnent et qui trouvent leur apogée sur les tourbières ombrotrophes ont nécessité, de la part des organismes qui y vivent, le développement d’adaptations tout à fait remarquables. Certaines espèces, comme les droséras, les utriculaires ou les grassettes, sont ainsi devenues carnivores pour pallier la pauvreté du milieu en éléments azotés. D’autres, comme l’andromède, la canneberge ou la camarine, ont un port prostré et possèdent de petites feuilles coriaces pour limiter les pertes d’eau par évapotranspiration. Les sphaignes, quant à elles, sont capables, grâce à de grandes cellules creuses (hyalocystes), de stocker jusqu’à trente fois leur propre poids en eau, en même temps qu’elles acidifient et appauvrissent le milieu en éléments minéraux, rendant les conditions hostiles pour le développement des végétaux concurrents. Et l’on a récemment découvert que le lézard vivipare possède une substance "antigel" dans le sang lui permettant de résister aux fréquentes gelées dans les tourbières... Parmi les nombreuses possibilités de recherche qu’offrent ces milieux, les tourbières constituent des lieux privilégiés pour l’étude de l’adaptation des organismes face à des contraintes environnementales extrêmes.
Grâce aux conditions d’anaérobiose qui règnent dans leur sol, les tourbières sont aussi d’excellents milieux conservateurs. A mesure que se forment et s’accumulent les dépôts de tourbe, des particules organiques, de nature très diverse, peuvent être piégées dans le sol et s’y trouver fossilisées. Les tourbières réalisent ainsi un formidable travail d’archivage en accumulant des informations, strate par strate, durant les siècles ou les millénaires de leur existence. L’analyse des dépôts tourbeux permet de révéler ces informations qui nous renseignent sur les conditions de formation des tourbières.
L’étude des pollens (palynologie) conservés dans la tourbe a permis, par exemple, de reconstituer le paléoclimat et le paysage végétal des tourbières depuis près de 12 000 ans. Lorsque les tourbières sont exploitées, la succession des dépôts est bouleversée et ces informations se trouvent perdues à jamais. La découverte et l’étude de macrorestes d’origine anthropique - sentiers, barques, filets de pêche, huttes... voire corps humains ("l’homme de Tollund", découvert dans une tourbière danoise, a plus de 2 000 ans) - ont également permis de mieux connaître l’organisation et le fonctionnement des civilisations humaines européennes, du mésolithique à l’âge de fer. Les tourbières ont ainsi un grand intérêt archéologique.
De même, l’étude de l’utilisation traditionnelle de ces milieux, de leur exploitation, des relations en tous genres (chasse, pêche, cueillette...) qu’ont pu avoir les hommes avec les tourbières, présente un réel intérêt ethnologique.
Valeur fonctionnelle
En plus de leur intérêt patrimonial, les tourbières possèdent une valeur écologique fonctionnelle. Elles assurent, en effet, une multitude de fonctions au sein de la biosphère, en participant notamment à la purification de l’air et de l’eau, au stockage du carbone ou à la régulation des conditions climatiques locales (évapotranspiration réduisant les périodes de sécheresse et d’échauffement). Elles sont liées aux écosystèmes environnants par des chaînes trophiques, des mouvements migratoires des animaux et par l’hydrologie.
Leur rôle dans le cycle de l’eau revêt d’ailleurs une importance capitale. Même si les tourbières ne sont pas toujours les "éponges" que l’on décrivait parfois, elles possèdent une réelle capacité de stockage de l’eau, leur permettant de retenir des volumes importants et de les restituer progressivement aux hydrosystèmes adjacents. Les tourbières participent ainsi activement à la régulation des débits des eaux superficielles (écrêtement des crues, soutien des étiages) et souterraines (rechargement des nappes). Elles assurent également un rôle de filtration et d’épuration des eaux (dénitrification, piégeage et stockage des sédiments, filtration des polluants), leur permettant de restituer dans l’environnement des eaux de grande qualité, ce qui en fait des sources naturelles d’eau potable à préserver absolument.
Valeur économique
Les tourbières offrent une multitude de ressources naturelles pouvant trouver des débouchés économiques dans le cadre d’activités humaines parcimonieuses et durables. Ces milieux étaient autrefois intégrés dans l’économie rurale où l’exploitation de leurs ressources faisait l’objet d’usages traditionnels extensifs très variés. Beaucoup de ces usages ont aujourd’hui été abandonnés.
La tourbe, par exemple, était utilisée comme combustible pour le chauffage domestique. C’est l’utilisation la plus ancienne de ce matériau qui s’est poursuivie, en France, jusqu’à la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui encore, la tourbe est extraite pour servir de combustible dans les régions défavorisées de certains pays où les tourbières abondent, comme l’Irlande, l’Ecosse, la Finlande ou l’Allemagne. Si l’exploitation de la tourbe se poursuit encore en France, c’est désormais principalement pour son utilisation dans des supports de cultures destinés à l’horticulture, aux espaces verts ou au jardinage. La tourbe sert également dans divers procédés industriels grâce à ses capacités de filtration et d’échange ionique, utilisées, par exemple, dans le traitement des pollutions par les hydrocarbures ou pour traiter et désodoriser des effluents d’origine humaine ou animale (lisiers d’élevages).
Les tourbières fournissent également des produits végétaux pouvant être utilisés en agriculture. La fauche ou le faucardage des tourbières permet de récolter du foin ou de la litière pour le bétail, de produire du fumier ou du compost pour les cultures, ou de fournir des matériaux pour le rempaillage des chaises ou la couverture des toits en chaume. Les tourbières peuvent aussi servir pour le pâturage des herbivores domestiques. Certaines plantes de tourbières, comme les droséras, le trèfle d’eau, l’airelle des marais ou la reine des prés, ont déjà révélé des propriétés médicinales et sont aujourd’hui utilisées en pharmacologie. Il est probable que d’autres espèces aient des propriétés thérapeutiques encore inconnues. Enfin, certaines tourbières (bas-marais principalement) peuvent être une source importante d’espèces gibier (oiseaux d’eau) ou de poissons et présenter, de ce fait, un intérêt cynégétique ou halieutique.
Valeur paysagère, récréative et éducative
Les tourbières sont des milieux qui fascinent, intriguent, éveillent en nous une curiosité teintée parfois d’une note d’appréhension. Leur caractère sauvage, notamment celui des haut-marais ombrotrophes qui ne sont pas sans rappeler quelques paysages lointains de la toundra ou de la taïga, est propice aux divagations de l’esprit et à la réalisation de formidables voyages dans l’espace et dans le temps. L’originalité de ces écosystèmes, leur richesse faunistique et floristique, les adaptations fascinantes des êtres vivants qui s’y développent, le témoignage paléohistorique et archéologique qu’ils révèlent... incitent à aller à la rencontre de ces milieux uniques.
Jusqu’à une période encore récente, la richesse de ces milieux n’était cependant accessible qu’aux seuls spécialistes. Des initiatives sont nées, ici ou là, pour porter ces richesses à la connaissance du public, tout en développant un rôle important d’éducation et de sensibilisation à l’environnement. En effet, les tourbières sont des lieux très favorables à une approche de la nature et de la nécessité de sa conservation, car elles apparaissent comme des milieux hérités d’un passé de plusieurs millénaires, faisant partie du patrimoine commun, mais fragiles, vulnérables et sur lesquels les activités humaines font aujourd’hui peser une lourde menace. Ainsi, plusieurs sites se sont vus dotés d’équipements permettant l’accès et l’information du public : sentiers d’interprétation, expositions permanentes, visites guidées, classes vertes, chantiers nature... se développent aujourd’hui, induisant souvent des retombées économiques intéressantes. Ces aménagements doivent être discrets, légers, et ces activités encadrées pour éviter toute perturbation du milieu.
Chaque année, les "fêtes de la tourbe", où sont reconstitués des chantiers d’extraction traditionnelle de tourbe, attirent plusieurs centaines de personnes à Frasne (25) ou Saint-Lyphard (44)... Enfin, du fait de leurs ressources en espèces gibier et en faune piscicole, les tourbières peuvent être le lieu d’activités de chasse ou de pêche.